Je monte rapide dans le métro, dans un petit saut, juste avant la fermeture des portes.
Tu es déjà posée, assise droite sur le strapontin de bout de wagon. Genoux serrés, sur pointe de pied, tu vois débarquer cette racaille qui s’est engouffrée dans le wagon à la fermeture des portes, frôlant les gens, enchaînant dans la foulée un crash dans le strapontin en face du tiens.
C’est vrai que je ne suis pas habillé du plus chic, aujourd’hui. Il fait froid et je mon typical outfit vois-tu : gros bonnet noir, sweat à capuche gris, veste à capuche grise, sac-à-dos et énorme jogging Carhartt qu’à côté le pantalon d’Aladdin, c’est un slim. Sous mes amples vêtements, tu ne devine pas vraiment mon visage (lorsque l’on ne voit pas mes yeux, peu de gens me devinent asiatique), mais tu sais que je suis crevé, affalé sur mon carré de simili-cuir. Tu me dénigres déjà un peu et je m’en rends vite compte. Pas de soucis. Le matin, je ne ressemble à rien parce que de toute façon, j’ai envie de mourir tellement je suis mal.
En reniflant ma petite crève, j’enfourne mes écouteurs dans les oreilles et me réveille. Je lève les yeux et te vois, jeune fille propre sur elle. Cheveux tirés, IT bag, beret vintage et veste genre The Kooples. T’es mignonne, tu as envie de surnager dans la vie parisienne et surtout, tu déteste ce métro, le métro. Plus tard, quand tu auras réussi, ce sera Vespa/Smart/taxi. Les racailles comme moi qui te mattent dans le métro, c’est une motivation quotidienne pour faire ton trou vers la surface.
On est là, face à face, sans vraiment se regarder, juste à jauger d’un oeil habitué un stéréotype du metro parisien. Pour couronner le tout, j’écoute la seule chanson qui me fait monter le volume d’un cran à chaque couplet/refrain : Truly Yours de Diz Gibran. Fantastique morceau. Les aigüs doivent passer à travers mes intras, et merde : encore ces lascars qui te polluent les oreilles le matin avec leur shriiii shriiii qui est censé être de la musique.
Je ne suis pas une racaille, je suis un putain de petit parisien journalisto-photo-blogger, vois-tu. Tu es loin de te l’imaginer, et franchement ça me plaît bien comme ça. Truly Tours, ma tête bouge en rythme. Deux autres stations comme ça. Face à face, la supposée racaille affalée et la minette resserrée.
Et puis, la vieille SDF monte à son tour. Elle vend son guide des bons restos parisiens à moins de 10 euros. Entre nous deux, elle fait son annonce, cherche du regard. Personne ne bouge, yeux dans les iPhones, yeux dans le vide, mâchoire verrouillée. Moi, je cherche mon porte monnaie dans mon sac-à-dos, le trouve et le sors. Et là, tu tiques.
C’est quoi, ce truc.
Bah quoi, c’est mon porte monnaie ultra kawaii en forme de tête de lapin rose, quoi. Déjà qu’il continue de faire de l’effet sur mes potes, je ne doute pas un instant que de le voir sorti de la main d’un supposé b-boy, ça fait grosse faille dans la (ta) Matrice. Je pioche des pièces et les donne à la dame, accompagnées d’une petite phrase et d’un sourire :
“Toutes mes excuses madame, je n’ai pas assez pour vous acheter le magazine. Bonne journée !”
La SDF me prend les pièces et me rend le sourire, puis s’éloigne vers l’autre bout du wagon. Toi, tu n’as pas bougé et là, tu es bouche bée. Tu ne t’en cache même pas face à moi. C’est quoi, cette racaille fringuée comme, comme une racaille quoi, mais avec un porte monnaie style Hello Kitty et doux comme un agneau avec la vieille SDF ? Ca ne turbine pas encore dans ta tête car là, tu ne fais pas le lien. D’un point de vue cognitif, ya coup de trafalgar. D’un autre côté, comment deviner que je me tiens depuis quelques temps à un code de respect envers les SDF ?
Toujours jambes serrées mais avec les doigts qui se frottent désormais nerveusement, tu m’étudies, je suis ton Sudoku, ton occupation de trajet vers le boulot du jour. Je me suis ré-affalé, j’ai toujours cette pose très classe du mec jambes trop écartées, mon sifflet de Hip-Hop transpire toujours de me écouteurs et mes fringues sont toujours taillées 3 tailles au dessus. Merde il va au sport ? Nan, pas possible, son sac-à-dos est vide, il n’a pas d’affaires de rechange. Il a fait un déménagement ? Niet, on est jeudi matin, et il a l’air de tenir à ses grosses fringues…
Tu simules des cas crédibles, des profils pendant que je matte dans le reflet de la vitre ton visage songeur et ton front qui trahit le début du turbinage mental. Séquence Profiling comme sur France 2, bonne chance mademoiselle.
J’augmente encore le son, me nettoie ouvertement une dent avec la langue, que c’est classe, tu luttes grave pour me cerner. Et puis j’ouvre mon sac à dos, en sors mon Kindle DX, me redresse d’un coup et lis avec application mes posts de Daria Marx en retard. Derrière mon écran, je jette un coup d’oeil dans le reflet sur ma gauche et vois tes yeux plissés, ton buste carrément penché en avant. Tu veux un microscope ?
Mais il a sorti quoi, le mec ? C’est quoi ce truc ! Et en plus son voisin de strapontin est tout aussi curieux que moi. C’est un livre électronique, c’est comme ça alors ? Mais putain, c’est quoi ce mec ?
Juste un mec qui cultive ses cultures, sans compromis. Un mec qui ne cherche pas à fuire les cases mais qui marche juste un peu trop sur le bas-côté de tes autoroutes psycho-sociales bien tracées. Station Bastille, je range le Kindle, m’apprête à me lever et croise ton regard. Tu as repris ta pose initiale mais tu ne caches plus ton incrédulité face au mec sans forme et sans colonne vertébrale identitaire qui te fait face. Qui suis-je ? Un sans-abris excentrique, un homo en plein trip bad boy, un geek qui aime socialiser avec les SDF ? Un mec raffiné qui a fait son running ? Ouais, c’est ça, ça ne peut-être que ça. Bien joué monsieur, je suis tombée dans le piège. Bien sûr le running, je retiendrai la prochaine fois.
Je devine que tu as enfin posé une étiquette sur mon cas car ton visage se relâche : Te voici soulagée, ta vie est restée en ordre, le métro ce sont des profils, rien que des profils, pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heure.
Alors, je te regarde et, rassemblant lentement mes jambes pour me lever et quitter le wagon, je déclenche un énoooorme reniflement.
Du genre bien bruyant, consistant et senti, bouche ouverte. Yerk approval. Puis je me lève et me casse de la rame avec un dernier regard sur ton visage, re-figé. Ce geste tellement vulgaire, c’était l’ultime et fatal contre-pied à ta certitude. Tu es perdue, j’ai donc gagné.
(nb : suite à certaines de vos réactions, je précise : j’étais tout seul à fond dans ma tête, d’où le ton super poseur one-again. J’adore me faire ces trips dans le métro. Et mademoiselle, je t’ai bataille-de-regard owned, stout !)
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